30 juillet 2012
Mots de travers (10) - Épice au masculin
L’autre jour, j’ai encore vu le mot « épice » utilisé au masculin, sur la présentation d’un restaurant. Ce curieux glissement me paraît de plus en plus fréquent. Vous l’avez remarqué aussi ? Je me demande si c’est sous l’influence de certaines œuvres de science-fiction. Pourtant, il me semble que dans Dune, « épice » est bien au féminin ? Les spécialistes confirmeront, infirmeront ou nous donneront peut-être des explications !
Quelques autres jours après, j’entendais parler « épices », et cette fois, bien au féminin. En l'occurrence, par quelqu’un pour qui le genre de ce mot n'était sans doute pas ce qui comptait le plus, c’est pourquoi je ne lui ai pas posé la question. C’était pourtant en présence d’une assemblée de traducteurs – à grosse majorité de traductrices –, individus particulièrement sensibles à ces détails linguistiques que d'autres croient aussi infimes qu’un grain de poudre de safran.
C’était lors de la dernière Journée de printemps, organisée chaque printemps année à Paris par Atlas.
La Journée de printemps, c’est une suite d’animations autour d’un thème, cette année « Le traducteur à ses fourneaux ». La dame qui nous faisait saliver dès la conférence d’ouverture était une magicienne du nom de Fatema Hal, fondatrice du restaurant Le Mansouria et autrice de plusieurs livres sur la cuisine.
Je me suis tellement régalée à l’écouter que j’ai conservé quelques bribes de ses paroles. Ce joli grain de sel, par exemple, pour nous inciter à ne pas déverser tout le contenu du poivrier dans le tagine :
« Les épices doivent se comparer à une danse et non à une transe. »
Et un rapprochement frappant auquel je n’avais jamais songé : elle disait qu’aux émigrés, aux déracinés, il ne reste souvent que le langage – celui du parler, et celui du manger.
Ça vous donne des regrets d’avoir loupé la Journée, hein ?
Outre le buffet de midi et de belles lectures en fin d'après-midi (je passe sur les after), vous avez aussi raté de succulents ateliers de traduction. Mon acolyte Frédéric et moi nous sommes amusés comme marmitons en garde-manger à traduire des recettes du japonais. Cette langue nous est pourtant totalement inconnue, de même qu'à la plupart des participants de l’atelier. Les animateurs, Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, nous ont aussi livré une subtile réflexion sur la notion d’astringence.
Vous vous demandez comment on peut bien « traduire » une langue à laquelle on ne comprend goutte ? Venez l’an prochain…
19:10 Publié dans À travers mots, La chronique de Vocale Hubert, Mots de travers, Ronronnements de satisfaction | Commentaires (4) | Lien permanent
16 juillet 2012
Mots appris (14) Flippage
Le « flippage » est, avec le « floutage », l’une des deux mamelles du masquage de marques à la télé, viens-je d’apprendre. Il consiste tout simplement à inverser l’image, afin qu'on ne puisse pas identifier le nom de la marque ou son logo (et le floutage consiste à rendre l'image floue, mais je pense cette précision superflue).
– Où as-tu appris ça ? me demandes-tu, Lecteur dont la vive curiosité me réjouit.
– Dans Astérisque, la Lettre de la Scam. Plus précisément, dans un article judicieusement intitulé La Nef des flous, consacré à cette nouvelle manie qu’ont les chaînes de télé d’outrepasser les exigences du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) en masquant systématiquement les marques, alors qu’il n’en demande pas tant, dès lors qu’il n’y a pas d’intention de publicité déguisée. Dans un tout autre domaine, l'administration pénitentiaire voudrait qu'on floute le visage de détenus contre leur volonté, dans un documentaire qui leur est consacré, apprendras-tu toi aussi si tu lis cet article décidément bien intitulé (mais hélas, pas signé. Seul l'ours renseigne sur les rédacteurs du numéro.).
– lascamkesse ?? La Scam ? Qu’est-ce ? m’interroges-tu, Lecteur dont la curiosité ne saurait se contenter d’un sigle, alors qu’elle s’exprime elle-même de façon plutôt condensée sur ce coup-là.
– La Scam (Société civile des auteurs multimédia), c’est une société de répartition de droits. Entre autres multiples actions bénéfiques, elle distribue des sous aux auteurs d’œuvres documentaires audiovisuelles, en fonction des recettes des chaînes de télé, stations de radio et autres médias sur lesquels sont diffusées leurs œuvres. À condition qu’ils aient adhéré à la Scam et qu’ils lui déclarent ces diffusions. Les traducteurs de documentaires bénéficient eux aussi des prestations de la Scam, organisme remarquable par son efficacité.
– … , restes-tu coi, Lecteur qui en découvre de belles. Et qui, si tu traduis toi aussi des documentaires, te dis in petto que tu vas dès aujourd’hui déposer ta demande d’adhésion.
Tu as dis « documentaires » ? Et pour les films de fiction, les traducteurs audiovisuels ne touchent rien ? t’enquières-tu, Lecteur toujours pertinent dans ta réflexion mais inapte à rester coi bien longtemps.
– Si, si. Pour les films de fiction, les traducteurs auteurs de sous-titrage ou de doublage peuvent, de la même manière, adhérer à la Ç@ s'@ime. Oui, la même que celle des vedettes du show-biz, bien que j'en déforme la dénomination. Organisme moins remarquable que la Scam par son efficacité, ai-je cru comprendre d'après les témoignages de collègues.
S'ils trouvent les relevés de la Ç@ s'@ime si peu transparents, c'est peut-être parce qu'elle les floute ?... Quoi qu'il en soit, ne percevant dans certains cas que des droits d'un montant ridicule par rapport au nombre de diffusions de leurs œuvres, les collègues flippent sont tout retournés.
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Lecteur, si tu as une ou deux images floutées ou flippées à me communiquer, avec autorisation de publication, pour illustrer et agrémenter cet article, je suis preneuse, merci ! Ces derniers temps, mes billets ne sont guère multimédia :( Ce n'est pas faute de disposer de photos floues, mais elles ne sont jamais passées à la télé.
00:05 Publié dans La chronique de Vocale Hubert, Mots appris | Commentaires (1) | Lien permanent
15 juillet 2012
Conseils à un jeune traducteur inexpérimenté (5) - Se former continûment
Cher Jeune impétrant nouveau venu récent débarqué Collègue Inexpérimenté,
« J'ai mon diplôme en poche, mais maintenant que je me lance dans la cour des grands, je m'aperçois que côté pratique, il me reste beaucoup à apprendre », t'entends-je d'ici ruminer, avec la lucidité et le sens de la litote qui te caractérisent. Effectivement...
- lorsqu'on te dit « Excel », tu comprends « XL » ;
- quand un donneur d'ouvrage te tend un papelard intitulé « contrat » ou
« accord de confidentialité », tu le signes aveuglément, pour parfois lire ensuite la mention « arrêt de mort » dans les petites lignes ;
- pour toi, un atelier d'écriture consiste à tracer des bâtons ;
- tu tournes de l'œil quand on te parle « régimes fiscaux », mais tu passes des heures, sur ton forum de traducteurs préféré, à poser à ce sujet des questions auxquelles tes collègues ne savent pas plus répondre que toi, quand ils n'aggravent pas ta méconnaissance ;
- établir une note d'honoraires ou de droits d'auteur te prend deux fois plus de temps que faire la trad. concernée et encore, tu aboutis à un TTC inférieur au HT ou à un net supérieur au brut ;
- bien que n'entravant que pouic à tes contrats et à ta compta, tu acceptes des boulots juridiques et financiers, sans savoir qu'il existe des stages de traduction dans ces domaines ;
- le seul « raccourci clavier » que tu connaisses, c'est celui emprunté par ta tasse de café quand tu la renverses par inadvertance sur ton portable ;
- dans ta base terminologique perso, « TVA » est synonyme de « gremlin »,
à cette nuance près qu'un gremlin, c'est mignon.
Bref, tu es conscient qu'il te faut compléter ton modeste bac + 12 par de solides et régulières séances de formation continue.
Si tu es à Paris le 21 juillet, voici qui devrait te donner des pistes (et, rare privilège, te permettre en passant d'admirer la Seine dès potron-traducteur, un samedi d'été où la capitale est déserte). De gentils collègues bénévoles te diront tout ce qu'ils savent sur les formations destinées aux traducteurs et sur leurs conditions d'accès. Autrement dit, de quoi compléter ton bagage académique par des connaissances peut-être plus terre-à-terre pour certaines, mais ô combien nécessaires. Cela vaut aussi si tu es non pas traducteur, mais interprète.
Tout est dit dans le communiqué de la délégation Ile-de-France de la SFT (Société française des traducteurs), qui organise la réunion :
"
Se former pour apprendre, pour avancer, pour accéder à de nouveaux marchés. Se former pour mieux se connaître, pour gagner en confiance, pour s’épanouir.
Rares sont les statuts ou régimes d’exercice qui nous dispensent de cotiser pour notre formation professionnelle. Salariés ou libéraux, en portage ou en société, voire aujourd’hui à l’AGESSA, nous sommes désormais très nombreux à pouvoir prétendre à une prise en charge de nos stages de perfectionnement. Tous les ans.
Pourtant, statistiques 2009 de la SFT à l’appui, la majorité des traducteurs ne suit pas de formation continue. Alors qu’on observe une nette corrélation formation/tarif.
Après un point sur le financement du FIF-PL (pour les libéraux) et des OPCA (pour les salariés), nous évoquerons la prise en charge récente des frais de formation des auteurs. Puis des confrères et consœurs expliqueront le rôle de la formation continue dans leur carrière professionnelle. Dans leur développement personnel.
Votre témoignage et vos questions seront bienvenus. Une hésitation ? Les organisateurs se tiennent à votre disposition pour vous accompagner et vous exposer davantage leurs attentes.
Quand ?
Samedi 21 juillet à 10 h 01, et nous vous accueillerons dès 9 h 30.
Où ?
Au Café du Pont-Neuf
14, quai du Louvre - 75001 Paris
M° Pont-Neuf/RER Châtelet
Votre petit-déjeuner comprendra une boisson chaude, un verre de jus d'orange et une viennoiserie.
Un reçu de 9,00 € vous sera remis sur place.
Le blé sur le lotus
Inscrivez-vous auprès de la delegation.idf-matinales@sft.fr d'ici le vendredi 20 juillet 12 h. Nous pourrons mieux organiser la manifestation et vous remporterez peut-être notre livre du mois.
V'là mon travail, v'là mon dico
Une traduction à présenter ? Un outil papier préféré ? Apportez-les ! Une table leur sera réservée.
Adhérents ou pas à la SFT, traducteurs et interprètes en exercice ou étudiants, venez !
Au plaisir de vous retrouver ou rencontrer,
Votre équipe des Matinales-IDF
Les prochaines manifestations en Île-de-France :
http://sft.fr/delegation-iledefrance.html
"
Oui, tu as bien lu, ça commence à 10h01.
Mais mieux vaut être là dès 9h31, pour avoir une bonne place
et petit-déjeuner tranquille, tout en bavardant avec les collègues. À samedi !
13 juillet 2012
Toujours pas concise, la Mochlangue
En ce jour de Fête nationale, je pétarde de nouveau la Mochlangue, enfin, je déterre un vieux billet qui lui était consacré. Depuis la première publication de cet article, intitulé Concise, la Mochlangue ?, le 23 mars dernier, la liste s’est étoffée ! Ce sera mon cocorico de sous les lampions.
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Souvent, comme prétexte pour parler charabia, d'aucuns avancent que c'est plus court que le français. Sans aller chercher bien loin, on trouve des preuves du contraire. Que ce soit à l'oral ou à l'écrit, les substituts suivants ne sont pas plus concis que les termes corrects.
Substitut |
Mot/ |
Mes commentaires |
Absolument. |
Oui. |
|
Acronyme |
Sigle |
Un acronyme, en français, c’est un sigle qui se prononce comme un mot. Ex. de sigle : RATP. Ex. d'acronyme : Unesco. Pourquoi confondre les deux ? |
Black |
Noir |
Black c'est noir !! |
Buzz |
Bruit |
Ou pas mal d’autres possibilités, quoique moins concises. |
Définitivement |
Décidément |
|
En charge de |
Chargé de |
|
Évasion fiscale |
Fraude fiscale |
Ben oui, on peut truander sans faire changer son pognon de territoire. |
Fondamentaux (les) |
Bases, rudiments |
|
Formaliser |
Donner forme à |
|
Hot |
Chaud |
|
Initier |
Lancer |
|
Intervenir |
Survenir, |
Pourquoi utiliser « intervenir » dans le sens de « survenir » ? Entendu pas plus tôt qu’aujourd’hui : « La mort est intervenue… » On se croirait chez Pratchett. À force d’être moche, ça en devient surréaliste. |
Légende urbaine |
Légende (tout court), rumeur, |
Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ce qu’elle a d’urbain, surtout à l'heure où Internet nous a transformés en village mondial ? |
Participer de |
Participer à |
Les deux ont un sens différent. Pourquoi employer l’un à la place de l’autre ? Ça participe peut-être d’un certain snobisme pseudo-intello. |
Psychorigidité |
Cohérence |
Je reconnais que cette case ne relève pas exactement du combat anti-Mochlangue… |
Sérieusement |
Gravement |
D’accord, c’est dans le dico. N’empêche. |
Solutionner |
Résoudre |
D’accord, c’est aussi dans le dico. N’empêche. |
Sur |
À |
Je ne suis pas sur Paris, je suis à Paris. Je sais, j’ai de la surface, mais quand même. |
Switcher |
Changer |
|
Technologie |
Technique |
La plupart du temps, les 3 syllabes de « technique » suffiraient amplement. |
My ass |
Zazie, sors de ce blog et retourne dans ton métro, s’il te plaît. On sait que tu as une solution percutante à proposer. |
On observera que la plupart de ces mots ou expressions sont calqués ou directement copiés de l’anglais. Je les glane principalement à la radio ou à la télévision de service public. Ou, qui pis est, sous la plume de traducteurs. J’ajouterai sûrement d’autres exemples au fil du temps. Toi aussi, Lecteur, tu peux jouer à allonger la liste.
Je précise et j'avoue que je pratique la Mochlangue assez couramment !
23:45 Publié dans Coups de griffe, La chronique de Vocale Hubert, Mots de travers | Commentaires (0) | Lien permanent
10 juillet 2012
Conseils à un jeune traducteur inexpérimenté (4) - Ne pas tomber dans le piège d'arnaques évidentes
Cher Jeune débutant bleu bizut arpète Collègue Inexpérimenté,
Peux-être as-tu déjà reçu un mèl tombé de nulle part, te proposant une traduction sur un sujet ma foi alléchant, et te demandant un devis de toute urgence ? Le mèl, rédigé la plupart du temps en anglais, parfois un peu fantaisiste, ne s’encombre pas de formules de politesse et autres fioritures. Par exemple, il commence par : « Hello Translator! » De façon systématique, il est signé d’un prénom et d’un nom d’une remarquable banalité. Exemple : John Smith. Et invariablement, ton nouvel ami John te promet un acompte dodu (par exemple, 60 %), avec solde à la livraison.
« Et alors ? », me diras-tu de ta voix juvénile de tout frais diplômé.
Eh bien, cher ami faisant ses premiers pas dans une contrée où la proportion de bisounours par rapport à celle des requins, chacals et vautours n’est pas plus élevée qu’ailleurs, c’est très probablement une arnaque.
Regarde bien (après tout, lire, c'est ton boulot). Voici quelques indices qui devraient te mettre la puce à l'oreille :
- l’adresse électronique de l'expéditeur, du style banddescrocs123@bidon.com
- l’absence de toute adresse postale (ou bien : Trafalgar Square, par exemple), numéro de téléphone et raison sociale identifiable
- le fait que le client supposé t’envoie d’emblée et en pièce jointe le document à traduire. Qui s’avère reproduit en de multiples exemplaires sur le Web, car il s’agit d’un quelconque article de presse ou d’encyclopédie en ligne, sur un sujet plus-bateau-tu-meurs.
- l’urgence extrême de la demande ou, à l’inverse, le délai d’une largesse jamais vue de mémoire de traducteur, même d’un âge canonique.
- le fait que l’expéditeur ignore manifestement ta combinaison de langues.
« Mais où est l’arnaque ? », insisteras-tu, car malgré tout le respect que mon aînesse chevronnée t’inspire, tu ne prends pas tout ce que je raconte pour parole d’Évangile, et tu as bien raison. « Après tout, ce type a bien le droit de s’appeler John Smith. Et s’il veut que je lui traduise un article sur un sujet bateau, pourquoi pas ? »
Oui, mais… Le gars va accepter ton devis (tu m’étonnes) et t’envoyer un chèque. D’un montant largement supérieur à l’acompte prévu. Sous un prétexte quelconque, il te fera alors gober qu’il y a eu erreur dans le libellé du chèque, en te demandant de lui expédier la différence par virement. Tu ne t’apercevras que son chèque était en bois qu’une fois que ton virement aura été encaissé, loin quelque part sur la planète, dans un endroit où tu n’as guère de possibilités d’action.
Tout traducteur installé depuis un moment, doté d’un brin de jugeote ou, à défaut, fréquentant les forums professionnels, est informé de ce type d’arnaques sur Internet, qui existent d'ailleurs dans d'autres domaines que le sien. Et il reçoit des messages de ce genre trois fois par semaine. Il les repère donc sans difficulté et les classe avec un soupir dans sa boîte à spams (ou les garde pour sa collec, car certains sont des morceaux d'anthologie). S’il y donnait suite, compte tenu des sources d'information dont il dispose, il ne serait pas loin du délit de connerie.
Mais un jeune collègue inexpérimenté a toutes les excuses pour se faire piéger et y laisser beaucoup de plumes.
Variantes : John Smith s’appelle pour l’occasion Peter Taylor. Il prévoit de venir à Paris avec Bobonne et celle-ci a besoin de toi pour l’accompagner dans les magasins (oui, Bobonne, complètement à la masse, est infoutue de se débrouiller seule dans une boutique de luxe, alors qu'elle est anglophone). Ou bien, il s’est rebaptisé Will Brown (ou Shakespeare, ça dépend, car il emprunte parfois des noms de célébrités) et a justement pensé à toi et à tes aptitudes d’interprète pour la semaine de photos de mode qu’il organise le mois prochain à Vienne – ou ailleurs, car le lieu change d’un message à l’autre.
Autre variante : John, connaissant ta fibre humanitaire, te sollicite pour la traduction d’un document justement consacré aux droits de l’homme. N’écoutant que ton bon cœur, tu bondis… Nan nan nan. Tu as lu ce billet et tu vas désormais envoyer balader tous les malheureux John Smith qui t’écriront pour t'offrir des commandes juteuses, y compris si leur proposition, fondée et honnête, était la trad. du siècle. Non, ne me remercie pas.
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Tant que j’y suis… Maintenant que tu es grand et que tes parents ont ôté les stabilisateurs de ton vélo, tu t’aventures sur les pistes cyclables, n'est-ce pas ? Bravo. Cependant, prends bien garde de ne pas les emprunter à contresens. 1. Tu es traducteur, le contresens doit t’être étranger. 2. Ça embête les cyclistes qui roulent dans le bon sens.
3. Regarde bien : il y a de l’autre côté de la rue une piste qui va justement dans la même direction que toi.
00:20 Publié dans Conseils à un jeune traducteur inexpérimenté | Commentaires (5) | Lien permanent
08 juillet 2012
Weltanschauung, le retour
Guten Abend!
Peut-être vous souvenez-vous d'un récent billet, dans lequel je vous disais avoir appris le mot Weltanschauung. Enfin, c'est un grand mot. Non, pas Weltanschauung (enfin, si), mais le fait que je l'aie appris, étant donné la complexité de ce qu'il recouvre.
Dans ce billet, je tendais une perche à l'âme culte et dévouée qui sacrifierait quelques soirées pour nous pondre un docte article sur la question. Perche saisie. L'auteuse ne pouvait être autre que
Les Piles intermédiaires, qu'il est superflu de vous présenter. Elle vient de publier chez elle le fruit de ses cogitations et de son labeur, en m'autorisant avec grande gentillesse à le copier ici ! Vous assistez donc à une première : la mise en ligne simultanée d'un même article sur deux blogs.
J'aime bien déléguer. Je pense que je vais déléguer davantage, dorénavant. Ça doit être ça, se sentir une âme de chef. On dit :
« Tiens, qui c'est qui veut faire ci, ou ça ? » Et ça marche. On n'a plus qu'à se les rouler, tout en s'attribuant une grande part de la gloire.
Bon, je ne vous fais pas mariner davantage. Voici le billet des Piles, intitulé sur son blog :
Crasse décrassage de la Weltanschauung
Tout ça, c'est la faute d'une émission de France Culture diffusée en 2004. Enfin, c'est surtout la faute de L'autre jour, en fait. Allez lire chez elle de quoi il s'agit et vous comprendrez pourquoi aujourd'hui, on parle de Weltanschauung (à vos souhaits). Ce billet est publié simultanément chez L'autre jour : merci pour la perche tendue et la balle bondissante, L'autre jour ! |
Ah, ce n'est qu'un mot, mais quel mot, mes amis.
Si l’on consulte le dictionnaire du CNRTL, on y trouve une définition succincte mais qui n’en est pas moins très, très, vaste, si l’on y réfléchit : « Vue métaphysique du monde, conception globale de la vie, de la condition de l'homme dans le monde. » Passé un léger vertige, on voit qu’on a du boulot.
Le terme est kantien, à l'origine, il sort de la Critique de la faculté de juger (nouveau titre, semble-t-il de la Critique du jugement – si on n’est déjà pas d’accord sur le titre, ça commence mal, si je puis me permettre de donner mon humble avis). Alors autant vous dire que la Weltanschauung, on ne l'aborde pas comme ça au pied levé. On potasse, on révise ses classiques, on bosse (un peu).
Et pour ça, on a bien envie d’aller piocher des choses chez des gens qui ont réfléchi à la question. Parce qu’à vrai dire, la traductrice professionnelle que je suis ne se demande pas chaque matin en allumant son ordinateur : « Tiens, où est passée ma Weltanschauung ? Ah, la voilà, à côté du Robert. Est-ce qu’elle va influer sur mon travail, aujourd’hui ? »
Non, les choses ne se passent pas exactement comme ça.
Donc il y a des auteurs qui ont écrit sur la Weltanschauung en lien avec la traduction. Comme ils ont commencé il y a longtemps, je me permets de faire remarquer que leurs réflexions sur le sujet sont aussi le produit de leur propre Weltanschauung. À parcourir un peu rapidement ce que j’avais en stock sur le sujet, j’ai été frappée par exemple par la place de la notion de « nation » et de « peuple » dans les écrits sur la question de Friedrich Schleiermacher et de Wilhelm von Humboldt, qui ont tous deux œuvré à la charnière entre XVIIIe et XIXe siècles, une époque où ces deux concepts étaient sans doute nettement plus prégnants qu’aujourd’hui dans la vie philosophique et intellectuelle allemande, et portaient surtout des significations différentes de celles qu’on leur donne aujourd’hui. Mais revenons à notre Weltanschauung.
Parmi ces gens, on en trouve qui défendent bec et ongles que oui, la Weltanschauung est une réalité en traduction, que le passage d’une langue à une autre équivaut en quelque sorte à basculer d’un système géométrique à un autre : le monde, l’environnement dont on parle demeure le même, mais son appréhension via la langue est tellement différente qu’on ne s’y oriente plus de la même façon, que le cadre de référence s’en trouve bouleversé.
Et d’autres gens qui expliquent que non, en vrai, la traduction elle-même est la preuve qu’il existe des grands universels communs allant au-delà des particularités ethnolinguistiques et que l’existence de catégories à l’intérieur d’une langue donnée n’empêche nullement un locuteur de cette langue d’accéder à une autre façon d’aborder le réel par le truchement d’une autre langue.
Hem, comme j’ai bien conscience de tenter là de résumer grossièrement en deux phrases des ouvrages entiers que je n’ai pas lus, je vais pudiquement dire que je fais référence dans le premier cas à Benjamin Lee Whorf tel qu’il est synthétisé dans Topics in Translation Studies (Yo-In Song, 1984, chapitre « Weltanschauung and Translation ») et dans le second cas à ce que je retiens des nombreux auteurs (dont Émile Benvéniste et Charles Serrus) analysés par Georges Mounin dans les chapitres « Les obstacles linguistiques » et « ‘Visions du monde’ et traduction » de son ouvrage Les problèmes théoriques de la traduction (1963).
Alors, qui faut-il croire ? Très honnêtement, je n’ai pas de réponse théorique à apporter à cette question.
Par contre, en rouvrant mon Mounin (non, je n’ai pas étripé un linguiste, je parle du bouquin) qui dormait sur une étagère depuis un bail, je suis tombée sur un exemple pratique qui m’en a rappelé un autre.
L’exemple pratique n° 1, c’est celui de Eugene Nida, traducteur américain de la Bible. Mounin nous dit :
Nida, dans le domaine de la culture idéologique, cite enfin – pour ce qui est de l’idéologie religieuse seulement – maints exemples qui rendent tangibles, dans ce domaine aussi, la séparation profonde entre les mondes de l’expérience idéologique de deux civilisations différentes. La traduction des termes sainteté, possession par l’esprit prophétique, Esprit-Saint, en aztèque ou en mazatèque est un problème linguistiquement insoluble hic et nunc, dit Nida. Si, d’autre part, on admet avec Whorf et Korzybzki que notre langage fabrique notre pensée pour nous, qu’il y a, par conséquent, - suivant rigoureusement la structure de chaque langue, - des structures de pensée différentes, il est évident que les produits de ces structures de pensée sont, eux aussi, différents, c'est-à-dire que chaque langue a sa conception du monde, son idéologie sous-jacentes : la ‘culture idéologique’ ramène aux exemples déjà connus des langues considérées comme vision du monde, irréductibles en totalité les unes aux autres. » |
L’exemple n° 2 que cela m’a évoqué est un peu plus flou dans la mémoire de votre blogueuse dévouée. En février 2008, lors de la deuxième « Journée de la traductologie de plein champ » organisée par l’université Paris 7, l'universitaire Elsa Pic donnait un exposé très intéressant intitulé « Normes culturelles et manières de traduire : le cas des droits de l’Homme ». J’avoue que quatre ans plus tard, mes souvenirs sont un peu lointains, mais je me souviens de développements très pertinents sur la traduction problématique (à un double titre, politico-diplomatique et philosophique) (zut, ça fait trois) de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans certaines langues, et la présentation de son papier (publié depuis dans La tribune internationale des langues vivantes n° 45) résume bien la problématique qu’elle traitait :
Certains auteurs associent étroitement les droits de l'homme à la langue française, encourageant la notion déjà largement répandue selon laquelle les droits de l'homme seraient un produit culturel fondamentalement européen. Mais les droits de l'homme ont vocation à s'imposer comme norme juridico-culturelle universelle. Pour atteindre cet objectif, les promoteurs des droits de l'homme ont opté pour un langage extrêmement flou, dans une stratégie d'évitement de toute norme culturelle. Cependant, la traduction de ces textes flous (depuis l'anglais ou le français vers d'autres langues) a l'effet à première vue paradoxal de favoriser un retour massif des normes culturelles dans les textes traduits. Cette réapparition des normes culturelles propres aux cultures cibles au moment de la traduction est cependant de deux ordres : consciente et stratégique dans les langues telles que l'arabe, elle est censée permettre l'acclimatation et l'acceptation des droits de l'homme, alors qu'involontaire et subie dans les langues telles que le danois ou l'italien, elle peut être plus problématique. Dans tous les cas, l'important est d'évaluer si ces traductions bénéficient de ce fait à la promotion des droits de l'homme. |
Il me semble que dans ces domaines en particulier, le religieux, le philosophico-juridique (au sens où certains concepts du droit sont le produit d’une longue évolution philosophique) et l’idéologique au sens large, on met le doigt sur des situations où oui, la Weltanschauung propre à une langue (et partant, propre à la culture qui lui est liée) joue un rôle et conditionne fortement l’exercice de traduction. Où le traducteur risque de se retrouver face à un hiatus plus large que d’habitude entre son texte original et son texte cible. Où il aura beau expliquer, expliciter, même avec talent, tout ce que charrie le terme d’origine eu égard à la Weltanschauung de la langue de départ, il restera probablement un petit sentiment d’insatisfaction et de manque dans la langue d’arrivée. Où peut-être même, il ne saisira pas lui-même, malgré sa connaissance pointue de la langue qu’il traduit, toute l’ampleur ni tout l’enjeu du terme, de la notion, qu’il doit traduire.
Par une mise en abyme étourdissante comme je les aime, on peut dire du reste que la traduction du mot Weltanschauung pose elle-même un problème de Weltanschauung. Ha ha ! Car si le terme fait partie du langage courant en allemand, il a une longue histoire philosophique typiquement allemande, résumée comme suit dans le Vocabulaire européen des philosophies (Seuil/Le Robert, sous la direction de Barbara Cassin) (ouvrage au sujet duquel j’ai aussi un billet sur le feu, tiens, d’ailleurs) (et il faudrait que je pense à le terminer) :
Dans un cours de 1936, Heidegger note combien ce terme s’est affadi et déraciné pour devenir un slogan d’une grande platitude, tout en étant issu des hauteurs de la métaphysique et de l’idéalisme allemand : « C’est dorénavant la vision du monde de l’éleveur de cochons dont on fait le type déterminant de la vision du monde en général. » Une apostille précise à la même page, à propos de Weltanschauung : « Das Wort ist nicht übersetzbar [Ce terme n’est pas traduisible]. » C’est surtout à partir de 1936 que Heidegger se livrera à une critique féroce de la confusion entretenue, dans la phraséologie du Troisième Reich, entre philosophie et Weltanschauung, ramenant celle-là à ce que celle-ci est devenue : une idéologie. La courbe sémantique de Weltanschauung va donc de l’intuition du monde (de l’univers) à l’idéologie. |
Voili voilou. Va-t-en traduire la Weltanschauung sans tenir compte de la Weltanschauung, maintenant. J’aimerais bien t’y voir, tiens.
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Merci, Les Piles !!
Ça relève le niveau de l'Autre Jour, hein, tout d'un coup ?
Bon, où ai-je mis ma Weltanschauung, moi ?
Ah oui, partout autour du Robert. Et dedans.
Et où sont donc passés mes cochons ?
23:31 Publié dans À travers mots, La chronique de Vocale Hubert | Commentaires (0) | Lien permanent