15 octobre 2012
« Ça n’est pas pour me vanter… »
... Enfin si, un peu, quand même, car votre servante a eu son quart de seconde de célébrité : on l'a citée à la TSF. Il n'est pas si fréquent qu'un traducteur – autre qu'un écrivain célèbre cumulant les deux casquettes – soit nommé sur les ondes. Pourtant, je n'ai signé la version française des oeuvres d'aucun lauréat du prix Nobel de littérature, et quand bien même... Non, j'ai juste pratiqué mon activité favorite joué.
Contexte :
- Scène I - Un présentateur télé pose une question d'une pertinence contestable à l'acteur américain Tommy Lee Jones. L'interviewé l'envoie proprement balader, en lui rétorquant : « I'm not gonna dignify this question by answering it. »
- Scène II - Dans sa chronique matutinale sur France Culture, Philippe Meyer lance un petit concours à l'intention des traducteurs : comment auraient-ils traduit la réponse de Tommy Lee Jones ? Auraient-ils trouvé aussi concis et cinglant en français ? Le verbe to dignify, en particulier, le titille.
- Scène III - Dans sa chronique toujours aussi matutinale du lendemain, Philippe Meyer cite quelques-unes des nombreuses propositions de traduction qu'il a reçues. Parmi les versions d'autres auditeurs figure mon humble suggestion : « Cette question mérite que l'on passe à la suivante. »
Le but du jeu était-il de rendre un mot à mot ? Non, évidemment. Philippe Meyer parle anglais et pouvait très bien vérifier dignify dans le dictionnaire, pour traduire de lui-même par ceci : « Répondre à cette question serait lui faire trop d'honneur. »
Par ailleurs, je suis infichue, moi, de traduire un mot – en l’occurrence dignify – par un autre. Sans quoi, il y a beau temps qu’on m'aurait remplacée par un logiciel de traduction automatique, beaucoup moins exigeant sur le plan alimentaire et beaucoup moins teigneux. Ce que je traduis, ce sont des idées, du sens et un ton, en fonction du locuteur et du public ciblé. Et en plus, là, il s'agissait de jouer ! Pour le divertissement des auditeurs ! Pas de leur livrer une trad aseptisée. Vous pensez bien que j'allais me lâcher.
Me lâcher... Pas tant que ça. J'ai l'impression d'avoir été fidèle à Tommy (Lee Jones) moi, malgré un apparent éloignement de la phrase d’origine. Je ne suis pas assez familière avec lui pour lui demander ce qu'il aurait dit s'il avait parlé français. Mais je peux supposer qu'il aurait peut-être dit quelque chose comme ça. Rien ne me le prouve, bien entendu.
On objectera que ma proposition est fidèle si on veut, car il n'y a pas eu de question suivante, Tommy Lee Jones, most dignified, ayant quitté le plateau.
Enfin, une précision qui me paraît importante. Là, on jouait au traducteur. On se vautrait dans le luxe, car on avait tout le temps de la réflexion et, en plus, le droit de se planter. On n'était pas dans la situation réelle de l'interprète. Lui, il a beau avoir préparé son intervention et être doté de nerfs d'acier, il ne peut envisager toutes les surprises et doit trouver sur-le-champ non pas quelque chose comme ça, mais quelque chose qui colle vraiment. Et que les auditeurs parlant vaguement l'anglais ne pourront qualifier de trahison par rapport à la version originale, qu'ils entendent. Ni, du moins, rater la suite du propos parce qu’ils auront réfléchi à l’adéquation de la traduction. (Le même genre de contraintes qu'en sous-titrage.)
Nos professions respectives se valent, elles ont chacune leurs difficultés et je ne mets pas l'une sur un piédestal par rapport à l'autre, contrairement à certains traducteurs atteints de complexe d’infériorité. Mais elles sont différentes et il convenait de rendre justice et hommage aux cousins.
Ça n'était donc pas seulement pour me vanter que j’ai publié cet article, mais aussi pour saisir une occasion de mieux faire connaître nos métiers aux auditeurs sachant auditer, et qui passeraient dans le coin.
L'occasion aussi de lancer un coup de griffe très indirect à un présentateur télé, qui eut naguère le mauvais goût de faire l'apologie des fansubbers. Je sais, c'est petitement revanchard de ma part.
Merci, Monsieur Meyer, d'avoir une fois de plus mis la traduction pas trop automatique en valeur dans l'une de vos chroniques.
Et merci aux collègues Nelly A.-D., Marie-Christine G.-C. et Jeremy O., car sans eux, je n'aurais peut-être pas eu connaissance de la première chronique, pas forcément trouvé l'extrait de l'émission télé et sûrement pas allumé le poste aux aurores pour guetter la seconde chronique et les soluces !
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Liens vers les sources citées :
Canal+, Grand Journal :
http://www.youtube.com/watch?v=0x5FE2pM8zw
France Culture, chroniques de Philippe Meyer, 10 et 11 octobre 2012 :
http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-philippe-meyer-chronique-de-philippe-meyer-2012-10-10
http://www.franceculture.fr/emission-la-chronique-de-philippe-meyer-chronique-de-philippe-meyer-2012-10-12
30 juillet 2012
Mots de travers (10) - Épice au masculin
L’autre jour, j’ai encore vu le mot « épice » utilisé au masculin, sur la présentation d’un restaurant. Ce curieux glissement me paraît de plus en plus fréquent. Vous l’avez remarqué aussi ? Je me demande si c’est sous l’influence de certaines œuvres de science-fiction. Pourtant, il me semble que dans Dune, « épice » est bien au féminin ? Les spécialistes confirmeront, infirmeront ou nous donneront peut-être des explications !
Quelques autres jours après, j’entendais parler « épices », et cette fois, bien au féminin. En l'occurrence, par quelqu’un pour qui le genre de ce mot n'était sans doute pas ce qui comptait le plus, c’est pourquoi je ne lui ai pas posé la question. C’était pourtant en présence d’une assemblée de traducteurs – à grosse majorité de traductrices –, individus particulièrement sensibles à ces détails linguistiques que d'autres croient aussi infimes qu’un grain de poudre de safran.
C’était lors de la dernière Journée de printemps, organisée chaque printemps année à Paris par Atlas.
La Journée de printemps, c’est une suite d’animations autour d’un thème, cette année « Le traducteur à ses fourneaux ». La dame qui nous faisait saliver dès la conférence d’ouverture était une magicienne du nom de Fatema Hal, fondatrice du restaurant Le Mansouria et autrice de plusieurs livres sur la cuisine.
Je me suis tellement régalée à l’écouter que j’ai conservé quelques bribes de ses paroles. Ce joli grain de sel, par exemple, pour nous inciter à ne pas déverser tout le contenu du poivrier dans le tagine :
« Les épices doivent se comparer à une danse et non à une transe. »
Et un rapprochement frappant auquel je n’avais jamais songé : elle disait qu’aux émigrés, aux déracinés, il ne reste souvent que le langage – celui du parler, et celui du manger.
Ça vous donne des regrets d’avoir loupé la Journée, hein ?
Outre le buffet de midi et de belles lectures en fin d'après-midi (je passe sur les after), vous avez aussi raté de succulents ateliers de traduction. Mon acolyte Frédéric et moi nous sommes amusés comme marmitons en garde-manger à traduire des recettes du japonais. Cette langue nous est pourtant totalement inconnue, de même qu'à la plupart des participants de l’atelier. Les animateurs, Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, nous ont aussi livré une subtile réflexion sur la notion d’astringence.
Vous vous demandez comment on peut bien « traduire » une langue à laquelle on ne comprend goutte ? Venez l’an prochain…
19:10 Publié dans À travers mots, La chronique de Vocale Hubert, Mots de travers, Ronronnements de satisfaction | Commentaires (4) | Lien permanent
15 juillet 2012
Conseils à un jeune traducteur inexpérimenté (5) - Se former continûment
Cher Jeune impétrant nouveau venu récent débarqué Collègue Inexpérimenté,
« J'ai mon diplôme en poche, mais maintenant que je me lance dans la cour des grands, je m'aperçois que côté pratique, il me reste beaucoup à apprendre », t'entends-je d'ici ruminer, avec la lucidité et le sens de la litote qui te caractérisent. Effectivement...
- lorsqu'on te dit « Excel », tu comprends « XL » ;
- quand un donneur d'ouvrage te tend un papelard intitulé « contrat » ou
« accord de confidentialité », tu le signes aveuglément, pour parfois lire ensuite la mention « arrêt de mort » dans les petites lignes ;
- pour toi, un atelier d'écriture consiste à tracer des bâtons ;
- tu tournes de l'œil quand on te parle « régimes fiscaux », mais tu passes des heures, sur ton forum de traducteurs préféré, à poser à ce sujet des questions auxquelles tes collègues ne savent pas plus répondre que toi, quand ils n'aggravent pas ta méconnaissance ;
- établir une note d'honoraires ou de droits d'auteur te prend deux fois plus de temps que faire la trad. concernée et encore, tu aboutis à un TTC inférieur au HT ou à un net supérieur au brut ;
- bien que n'entravant que pouic à tes contrats et à ta compta, tu acceptes des boulots juridiques et financiers, sans savoir qu'il existe des stages de traduction dans ces domaines ;
- le seul « raccourci clavier » que tu connaisses, c'est celui emprunté par ta tasse de café quand tu la renverses par inadvertance sur ton portable ;
- dans ta base terminologique perso, « TVA » est synonyme de « gremlin »,
à cette nuance près qu'un gremlin, c'est mignon.
Bref, tu es conscient qu'il te faut compléter ton modeste bac + 12 par de solides et régulières séances de formation continue.
Si tu es à Paris le 21 juillet, voici qui devrait te donner des pistes (et, rare privilège, te permettre en passant d'admirer la Seine dès potron-traducteur, un samedi d'été où la capitale est déserte). De gentils collègues bénévoles te diront tout ce qu'ils savent sur les formations destinées aux traducteurs et sur leurs conditions d'accès. Autrement dit, de quoi compléter ton bagage académique par des connaissances peut-être plus terre-à-terre pour certaines, mais ô combien nécessaires. Cela vaut aussi si tu es non pas traducteur, mais interprète.
Tout est dit dans le communiqué de la délégation Ile-de-France de la SFT (Société française des traducteurs), qui organise la réunion :
"
Se former pour apprendre, pour avancer, pour accéder à de nouveaux marchés. Se former pour mieux se connaître, pour gagner en confiance, pour s’épanouir.
Rares sont les statuts ou régimes d’exercice qui nous dispensent de cotiser pour notre formation professionnelle. Salariés ou libéraux, en portage ou en société, voire aujourd’hui à l’AGESSA, nous sommes désormais très nombreux à pouvoir prétendre à une prise en charge de nos stages de perfectionnement. Tous les ans.
Pourtant, statistiques 2009 de la SFT à l’appui, la majorité des traducteurs ne suit pas de formation continue. Alors qu’on observe une nette corrélation formation/tarif.
Après un point sur le financement du FIF-PL (pour les libéraux) et des OPCA (pour les salariés), nous évoquerons la prise en charge récente des frais de formation des auteurs. Puis des confrères et consœurs expliqueront le rôle de la formation continue dans leur carrière professionnelle. Dans leur développement personnel.
Votre témoignage et vos questions seront bienvenus. Une hésitation ? Les organisateurs se tiennent à votre disposition pour vous accompagner et vous exposer davantage leurs attentes.
Quand ?
Samedi 21 juillet à 10 h 01, et nous vous accueillerons dès 9 h 30.
Où ?
Au Café du Pont-Neuf
14, quai du Louvre - 75001 Paris
M° Pont-Neuf/RER Châtelet
Votre petit-déjeuner comprendra une boisson chaude, un verre de jus d'orange et une viennoiserie.
Un reçu de 9,00 € vous sera remis sur place.
Le blé sur le lotus
Inscrivez-vous auprès de la delegation.idf-matinales@sft.fr d'ici le vendredi 20 juillet 12 h. Nous pourrons mieux organiser la manifestation et vous remporterez peut-être notre livre du mois.
V'là mon travail, v'là mon dico
Une traduction à présenter ? Un outil papier préféré ? Apportez-les ! Une table leur sera réservée.
Adhérents ou pas à la SFT, traducteurs et interprètes en exercice ou étudiants, venez !
Au plaisir de vous retrouver ou rencontrer,
Votre équipe des Matinales-IDF
Les prochaines manifestations en Île-de-France :
http://sft.fr/delegation-iledefrance.html
"
Oui, tu as bien lu, ça commence à 10h01.
Mais mieux vaut être là dès 9h31, pour avoir une bonne place
et petit-déjeuner tranquille, tout en bavardant avec les collègues. À samedi !
08 juillet 2012
Weltanschauung, le retour
Guten Abend!
Peut-être vous souvenez-vous d'un récent billet, dans lequel je vous disais avoir appris le mot Weltanschauung. Enfin, c'est un grand mot. Non, pas Weltanschauung (enfin, si), mais le fait que je l'aie appris, étant donné la complexité de ce qu'il recouvre.
Dans ce billet, je tendais une perche à l'âme culte et dévouée qui sacrifierait quelques soirées pour nous pondre un docte article sur la question. Perche saisie. L'auteuse ne pouvait être autre que
Les Piles intermédiaires, qu'il est superflu de vous présenter. Elle vient de publier chez elle le fruit de ses cogitations et de son labeur, en m'autorisant avec grande gentillesse à le copier ici ! Vous assistez donc à une première : la mise en ligne simultanée d'un même article sur deux blogs.
J'aime bien déléguer. Je pense que je vais déléguer davantage, dorénavant. Ça doit être ça, se sentir une âme de chef. On dit :
« Tiens, qui c'est qui veut faire ci, ou ça ? » Et ça marche. On n'a plus qu'à se les rouler, tout en s'attribuant une grande part de la gloire.
Bon, je ne vous fais pas mariner davantage. Voici le billet des Piles, intitulé sur son blog :
Crasse décrassage de la Weltanschauung
Tout ça, c'est la faute d'une émission de France Culture diffusée en 2004. Enfin, c'est surtout la faute de L'autre jour, en fait. Allez lire chez elle de quoi il s'agit et vous comprendrez pourquoi aujourd'hui, on parle de Weltanschauung (à vos souhaits). Ce billet est publié simultanément chez L'autre jour : merci pour la perche tendue et la balle bondissante, L'autre jour ! |
Ah, ce n'est qu'un mot, mais quel mot, mes amis.
Si l’on consulte le dictionnaire du CNRTL, on y trouve une définition succincte mais qui n’en est pas moins très, très, vaste, si l’on y réfléchit : « Vue métaphysique du monde, conception globale de la vie, de la condition de l'homme dans le monde. » Passé un léger vertige, on voit qu’on a du boulot.
Le terme est kantien, à l'origine, il sort de la Critique de la faculté de juger (nouveau titre, semble-t-il de la Critique du jugement – si on n’est déjà pas d’accord sur le titre, ça commence mal, si je puis me permettre de donner mon humble avis). Alors autant vous dire que la Weltanschauung, on ne l'aborde pas comme ça au pied levé. On potasse, on révise ses classiques, on bosse (un peu).
Et pour ça, on a bien envie d’aller piocher des choses chez des gens qui ont réfléchi à la question. Parce qu’à vrai dire, la traductrice professionnelle que je suis ne se demande pas chaque matin en allumant son ordinateur : « Tiens, où est passée ma Weltanschauung ? Ah, la voilà, à côté du Robert. Est-ce qu’elle va influer sur mon travail, aujourd’hui ? »
Non, les choses ne se passent pas exactement comme ça.
Donc il y a des auteurs qui ont écrit sur la Weltanschauung en lien avec la traduction. Comme ils ont commencé il y a longtemps, je me permets de faire remarquer que leurs réflexions sur le sujet sont aussi le produit de leur propre Weltanschauung. À parcourir un peu rapidement ce que j’avais en stock sur le sujet, j’ai été frappée par exemple par la place de la notion de « nation » et de « peuple » dans les écrits sur la question de Friedrich Schleiermacher et de Wilhelm von Humboldt, qui ont tous deux œuvré à la charnière entre XVIIIe et XIXe siècles, une époque où ces deux concepts étaient sans doute nettement plus prégnants qu’aujourd’hui dans la vie philosophique et intellectuelle allemande, et portaient surtout des significations différentes de celles qu’on leur donne aujourd’hui. Mais revenons à notre Weltanschauung.
Parmi ces gens, on en trouve qui défendent bec et ongles que oui, la Weltanschauung est une réalité en traduction, que le passage d’une langue à une autre équivaut en quelque sorte à basculer d’un système géométrique à un autre : le monde, l’environnement dont on parle demeure le même, mais son appréhension via la langue est tellement différente qu’on ne s’y oriente plus de la même façon, que le cadre de référence s’en trouve bouleversé.
Et d’autres gens qui expliquent que non, en vrai, la traduction elle-même est la preuve qu’il existe des grands universels communs allant au-delà des particularités ethnolinguistiques et que l’existence de catégories à l’intérieur d’une langue donnée n’empêche nullement un locuteur de cette langue d’accéder à une autre façon d’aborder le réel par le truchement d’une autre langue.
Hem, comme j’ai bien conscience de tenter là de résumer grossièrement en deux phrases des ouvrages entiers que je n’ai pas lus, je vais pudiquement dire que je fais référence dans le premier cas à Benjamin Lee Whorf tel qu’il est synthétisé dans Topics in Translation Studies (Yo-In Song, 1984, chapitre « Weltanschauung and Translation ») et dans le second cas à ce que je retiens des nombreux auteurs (dont Émile Benvéniste et Charles Serrus) analysés par Georges Mounin dans les chapitres « Les obstacles linguistiques » et « ‘Visions du monde’ et traduction » de son ouvrage Les problèmes théoriques de la traduction (1963).
Alors, qui faut-il croire ? Très honnêtement, je n’ai pas de réponse théorique à apporter à cette question.
Par contre, en rouvrant mon Mounin (non, je n’ai pas étripé un linguiste, je parle du bouquin) qui dormait sur une étagère depuis un bail, je suis tombée sur un exemple pratique qui m’en a rappelé un autre.
L’exemple pratique n° 1, c’est celui de Eugene Nida, traducteur américain de la Bible. Mounin nous dit :
Nida, dans le domaine de la culture idéologique, cite enfin – pour ce qui est de l’idéologie religieuse seulement – maints exemples qui rendent tangibles, dans ce domaine aussi, la séparation profonde entre les mondes de l’expérience idéologique de deux civilisations différentes. La traduction des termes sainteté, possession par l’esprit prophétique, Esprit-Saint, en aztèque ou en mazatèque est un problème linguistiquement insoluble hic et nunc, dit Nida. Si, d’autre part, on admet avec Whorf et Korzybzki que notre langage fabrique notre pensée pour nous, qu’il y a, par conséquent, - suivant rigoureusement la structure de chaque langue, - des structures de pensée différentes, il est évident que les produits de ces structures de pensée sont, eux aussi, différents, c'est-à-dire que chaque langue a sa conception du monde, son idéologie sous-jacentes : la ‘culture idéologique’ ramène aux exemples déjà connus des langues considérées comme vision du monde, irréductibles en totalité les unes aux autres. » |
L’exemple n° 2 que cela m’a évoqué est un peu plus flou dans la mémoire de votre blogueuse dévouée. En février 2008, lors de la deuxième « Journée de la traductologie de plein champ » organisée par l’université Paris 7, l'universitaire Elsa Pic donnait un exposé très intéressant intitulé « Normes culturelles et manières de traduire : le cas des droits de l’Homme ». J’avoue que quatre ans plus tard, mes souvenirs sont un peu lointains, mais je me souviens de développements très pertinents sur la traduction problématique (à un double titre, politico-diplomatique et philosophique) (zut, ça fait trois) de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dans certaines langues, et la présentation de son papier (publié depuis dans La tribune internationale des langues vivantes n° 45) résume bien la problématique qu’elle traitait :
Certains auteurs associent étroitement les droits de l'homme à la langue française, encourageant la notion déjà largement répandue selon laquelle les droits de l'homme seraient un produit culturel fondamentalement européen. Mais les droits de l'homme ont vocation à s'imposer comme norme juridico-culturelle universelle. Pour atteindre cet objectif, les promoteurs des droits de l'homme ont opté pour un langage extrêmement flou, dans une stratégie d'évitement de toute norme culturelle. Cependant, la traduction de ces textes flous (depuis l'anglais ou le français vers d'autres langues) a l'effet à première vue paradoxal de favoriser un retour massif des normes culturelles dans les textes traduits. Cette réapparition des normes culturelles propres aux cultures cibles au moment de la traduction est cependant de deux ordres : consciente et stratégique dans les langues telles que l'arabe, elle est censée permettre l'acclimatation et l'acceptation des droits de l'homme, alors qu'involontaire et subie dans les langues telles que le danois ou l'italien, elle peut être plus problématique. Dans tous les cas, l'important est d'évaluer si ces traductions bénéficient de ce fait à la promotion des droits de l'homme. |
Il me semble que dans ces domaines en particulier, le religieux, le philosophico-juridique (au sens où certains concepts du droit sont le produit d’une longue évolution philosophique) et l’idéologique au sens large, on met le doigt sur des situations où oui, la Weltanschauung propre à une langue (et partant, propre à la culture qui lui est liée) joue un rôle et conditionne fortement l’exercice de traduction. Où le traducteur risque de se retrouver face à un hiatus plus large que d’habitude entre son texte original et son texte cible. Où il aura beau expliquer, expliciter, même avec talent, tout ce que charrie le terme d’origine eu égard à la Weltanschauung de la langue de départ, il restera probablement un petit sentiment d’insatisfaction et de manque dans la langue d’arrivée. Où peut-être même, il ne saisira pas lui-même, malgré sa connaissance pointue de la langue qu’il traduit, toute l’ampleur ni tout l’enjeu du terme, de la notion, qu’il doit traduire.
Par une mise en abyme étourdissante comme je les aime, on peut dire du reste que la traduction du mot Weltanschauung pose elle-même un problème de Weltanschauung. Ha ha ! Car si le terme fait partie du langage courant en allemand, il a une longue histoire philosophique typiquement allemande, résumée comme suit dans le Vocabulaire européen des philosophies (Seuil/Le Robert, sous la direction de Barbara Cassin) (ouvrage au sujet duquel j’ai aussi un billet sur le feu, tiens, d’ailleurs) (et il faudrait que je pense à le terminer) :
Dans un cours de 1936, Heidegger note combien ce terme s’est affadi et déraciné pour devenir un slogan d’une grande platitude, tout en étant issu des hauteurs de la métaphysique et de l’idéalisme allemand : « C’est dorénavant la vision du monde de l’éleveur de cochons dont on fait le type déterminant de la vision du monde en général. » Une apostille précise à la même page, à propos de Weltanschauung : « Das Wort ist nicht übersetzbar [Ce terme n’est pas traduisible]. » C’est surtout à partir de 1936 que Heidegger se livrera à une critique féroce de la confusion entretenue, dans la phraséologie du Troisième Reich, entre philosophie et Weltanschauung, ramenant celle-là à ce que celle-ci est devenue : une idéologie. La courbe sémantique de Weltanschauung va donc de l’intuition du monde (de l’univers) à l’idéologie. |
Voili voilou. Va-t-en traduire la Weltanschauung sans tenir compte de la Weltanschauung, maintenant. J’aimerais bien t’y voir, tiens.
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Merci, Les Piles !!
Ça relève le niveau de l'Autre Jour, hein, tout d'un coup ?
Bon, où ai-je mis ma Weltanschauung, moi ?
Ah oui, partout autour du Robert. Et dedans.
Et où sont donc passés mes cochons ?
23:31 Publié dans À travers mots, La chronique de Vocale Hubert | Commentaires (0) | Lien permanent
01 juillet 2012
Mots appris (13) - Weltanschauung
L’autre jour, j’écoutais un ancien numéro d’une de mes émissions-chouchous, Tire ta langue, présentée sur France Culture par Antoine Perraud. Pas récent, le numéro, car il datait du 23 novembre 2004. Ce jour-là, l’émission était intitulée Comment sous-titrer les films ?.
Vers la 37e minute, on entend quelques bribes de dialogue des Ailes du désir. Une vraie musique, et pas seulement à cause de l'accompagnement instrumental. Du miel pour les oreilles, même non germanistes. L’animateur interroge alors Estelle Renard, qui fait partie de ses invités, tous traducteurs audiovisuels :
– Les Ailes du désir nous mènent à cette espèce de langue comme conception du monde… Je crois me souvenir de mes années de lycée qu’il y a un mot allemand pour définir cela, comment dit-on ?…
Estelle répond sans hésiter : « [un truc qui, pour mes oreilles encore emmiellées mais toujours pas germanistes, ressemble vaguement à "Atchoum", mais en plus long.] »
Estelle n’est pour rien au fait que je n’aie pas compris ce mot. Elle l’a fort bien prononcé. Je dois toutefois enquêter auprès de ma Décrasseuse attitrée pour savoir de quoi il s’agit.
Réponse de ma Décrasseuse attitrée : « C'est la Weltanschauung, un concept effectivement bien connu des germanistes et des freudo-jung-iens, entre autres. :-) »
Moi : « … » ←Silence éloquent, vous en conviendrez, indépendamment du fait que notre échange se déroule par mél.
Une brève enquête sur Wiki me permet de combler un peu plus une lacune qui a cependant encore de beaux jours devant elle :
« Weltanschauung est un terme allemand désignant la conception du monde de chacun selon sa sensibilité particulière. Il associe "Welt" (monde) et "Anschauung" (vision, opinion, représentation). La Weltanschauung est au départ une vision du monde d'un point de vue métaphysique, notamment dans l'Allemagne romantique ou moderne. »
Bref, si je replace ma nouvelle acquisition de vocabulaire dans le contexte du sous-titrage, j’en comprends que ça veut dire, dans mon langage à moi : « Sous-titrer, c’est pas fastoche, ça demande un gros boulot d’adaptation culturelle. » Or, souvent, comme l'indique Sylvain Gourgeon, autre participant à l'entretien, on est obligé de rester dans un entre-deux.
Quelqu’un veut-il se dévouer pour broder sur le sujet ce cette vision du monde et de ce qu'elle implique en matière de traduction ? Ici, sous forme d'article que je me ferai un plaisir de publier, ou sur un autre blog, qu’il soit personnel ou associatif ? Ce serait dommage de ne pas approfondir, non ?… La Weltanschauung est dans votre camp ! Danke Schön !
Les producteurs de Tire ta langue ont bien voulu exhumer cet ancien numéro pour l’ATAA (Association des traducteurs-adaptateurs audiovisuels), à l’occasion de l'enregistrement d’une nouvelle émission, diffusée, celle-ci, le 17 juin 2012. Cette fois, plusieurs traductrices membres de l'ATAA étaient invitées à s'exprimer sur L’art du sous-titrage et du doublage. Je ne peux vous donner de lien vers celle de 2004***, mais celle de 2012 est là.
*** Quelques heures plus tard :
Si, en fait, je peux vous le donner, le lien vers l'émission de 2004, comme me le rappellent pertinemment Les Piles dans leur commentaire.
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Digression :
Au cours de l'émission de 2004, j'entends avec satisfaction le chroniqueur Philippe Barthelet prononcer correctement (mais après tout, ça devrait aller de soi), le mot « gageure », si souvent écorché par ailleurs à la radio, ce qui m'a récemment inspiré un coup de griffe dans un autre article publié sur ce blog.
07 juin 2012
Je traduis, tu traduis, ils traduisent ? (9) Pour une poignée de caouètes ?
Reçu à l'instant un gentil message d'une agence de traduction située dans l'Union européenne. Depuis des années, elle me relance, comme elle relance de nombreux autres traducteurs, je présume. Notamment pour m'inclure, comme eux, dans ses dossiers de candidature à appels d'offres. L'ennui est que, malgré mes demandes répétées, il n'y a jamais moyen de savoir pour quel tarif elle voudrait travailler avec moi.
Enfin, jusqu'à ce matin. Elle vient de m'écrire pour la nième fois, en me proposant un nième test. Et vlatipa que le test serait (grassement ?) rémunéré !
Un extrait de son message (en noir) et ma réponse immédiate (en bleu, ça va de soi), imbriqués l'un dans l'autre selon mon habitude :
Dear XXX,
adapting your rate to 0.075 Euro/word?
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Pour les non-anglophones ou non-anglicistes :
la dame me propose d'« adapter » mon tarif car selon ses termes,
il est « légèrement » au-dessus de leur prix habituel – tu m'étonnes.
Je refuse en l'aiguillant vers No Peanuts For Translators.
Voili-voilà.
1. J'aime pas les demi-centimes, c'est vulgaire.
2. En fait, j'adore les caouètes. Mais à tel point que ma conso exige une rémunération correcte.
11:17 Publié dans À travers mots, Coups de griffe, Je traduis, tu traduis... | Commentaires (2) | Lien permanent