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20 mai 2013

Elle voit des traducteurs partout (1) Choc des civilisations pour un ascenseur...

N'y a-t-il pas quelque chose de bêbête à apprécier un film, un livre simplement parce qu'on se reconnaît dans les personnages ? Telles ces ex-nymphettes qui s'identifient aux déjà-quasi-ex-nymphettes mises en scène par tel réalisateur, en soupirant d'admiration parce qu'elles retrouvent chez les protagonistes les affres de leur adolescence évaporée : « C'est tellement vrai ! » Ou pire, tels ces citoyens moyens scotchés devant un feuilleton qui reflète, paraît-il, leur quotidien, en à peine moins banal.

Je préfère largement ces œuvres universelles, dont on n'a rien en commun avec les héros, puisqu'elles peuvent se situer aux antipodes ou presque, et même pas à notre époque. Rien en commun... ou plutôt, si : l'essentiel. Exemple : Dersou Ouzala  (Akira Kurosawa, 1975 - J'avoue ne pas avoir lu le livre éponyme de Vladimir Arseniev.). Le lien avec ces êtres simplement humains est évident, profond, et tellement plus attachant que les peines de cœur de Machine à la plage. Mais bon, admettons que je n'aie pas eu les dispositions nécessaires pour faire ex-nymphette. Quoi qu'il en soit, il doit y avoir du besoin d'identification là-dessous.

Parfois, c'est non pas dans la fiction qu'on (enfin, moi, quoi) l'assouvit, ce bêbête besoin. C'est dans l'expression d'idées. Car en plus, on (toujours moi, quoi) a alors la satisfaction assez minable d'être confortée dans son avis, le seul, l'unique possible ! On se ravit par exemple à lire certains collègues, quand ils prennent la souris pour écrire leurs propres mots au lieu de traduire ceux des autres. On se réjouit tout en faisant aveu d'impuissance : « C'est exactement ce que je pense, mais si bien exprimé ! Je n'aurais trouvé que des mots maladroits pour le dire, qui auraient détourné ou exagéré ma pensée. » Idem à l'écoute de certains précieux artistes.

De là à se voir soi-même représentée, à s'exclamer in petto « Mais c'est moi, ça ! »... il y a une limite, que j'ai franchie pour le coup, en lisant dans un roman le passage suivant. Ce n'est plus du bêbête, c'est de l'idiotie caractérisée, cette identification à outrance :

« "Toi, tu es un toxicomane d'un genre très particulier, ta drogue, c'est la pizza !" Je n'ai pris conscience de mon avidité pour la pizza que très récemment. C'est sûr que la pizza est mon plat préféré, je ne peux pas m'en passer. À présent, tous les symptômes de la dépendance sont évidents. La pizza s'est mêlée à mon sang et me voici devenu un alcoolique de la pizza au lieu du vin. Bientôt je me fondrai dans la pâte et deviendrai pizza à mon tour. »

Je vous passe l'extrait sur la manie de nourrir les pigeons, mais c'est juste pour ne pas aggraver mon cas.

Je vous entends maugréer « Bravo. Tu as réussi à nous dissuader de le lire, ton bouquin. Ta carrière de critique littéraire est faite. Si tu crois qu'à la perspective de te retrouver à chaque page te goinfrant ou, qui pis est, donnant à des pigeons l'occasion d'en faire autant, on va se précipiter pour l'acheter... »

M'étonne pas de vous. Et si je vous disais que quelque part dans ce petit livre, un traducteur a le beau rôle ?  (Non, plus guère de rapport avec mon portrait de traductrice pizzamane à ce stade, rassurez-vous, je n'ai pas poussé l'assimilation jusque-là.) Des traducteurs, dans les bouquins, on en rencontre pas mal, tout compte fait. Mais en général,  ils sont plutôt antipathiques ou en tout cas pas attachants du tout. Ou bien, l'auteur ne leur affecte ce métier que parce qu'il lui faut un glandeur, disponible aux heures de bureau pour en faire l'instrument de son imaginaire. Là, non. On tient un véritable héros. Je ne vous en dis pas plus pour ne pas vous dévoiler la fin, car s'il ne s'agit pas d'un roman policier, l'intrigue tourne cependant autour d'un meurtre, dont le coupable est à identifier.

Et surtout, c'est un livre touchant sur le personnage, universel par-dessous tout, de l'étranger (nan, ce n'est pas un texte militant-chiant, je vous vois venir). Parmi tous les protagonistes qui apportent chacun sa vision plus ou moins biaisée de la réalité, en témoignant tour à tour, avec leur expression propre (ce qui rend le roman intéressant aussi pour le style), le plus mal intégré dans le pays n'est pas forcément celui qu'on croit.

Voilà pourquoi je vous recommande – si tant est que ce blog ait à prescrire quoi que ce soit – la lecture de cet ouvrage, malgré son titre, pas plus « vendeur » que ce pitoyable billet. Rien à redire sur sa traduction, pour autant que je puisse en juger.

Amara Lakhous
Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio
Traduit de l'italien par Élise Gruau
Babel, Actes Sud, 2007

2013-05-20 Actes Sud piazza Vittorio (Small).jpg

Merci à N. qui me l'a offert ! Et qui, en visite à Rome, est allée exprès voir la Pizza Piazza Vittorio. L'histoire ne dit pas si N. a donné à manger aux pigeons.

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