19 décembre 2012
Je traduis, tu traduis, ils traduisent ? (14) Mots voyous
Ce que vous voyez ci-dessus, c’est une diapo que Maria Marques nous a montrée lors de la dernière Matinale organisée par la délégation Île-de-France de la SFT. Merci, Maria ! Cette séance visait à donner aux traducteurs, notamment les expatriés, des astuces pour garder le lien avec leur langue et leur culture sources.
Pour cela, l'un des moyens trouvés par trois de nos collègues brésiliens, Maria déjà nommée, Evaldo et Cido, consiste à se retrouver une fois par mois afin de discuter, dans leur langue, des questions que leur pose la nôtre. (On est d’accord, à ce stade, ce n’est plus de la conscience professionnelle et de la passion pour notre belle culture, c’est du masochisme.)
La diapo regroupe des exemples de termes, expressions et autres curiosités linguistiques qui donnent particulièrement du fil à retordre à nos trois collègues. Et aussi aux autres traducteurs non francophones car, quand Maria a affiché cette liste, on a entendu un cri du cœur collectif dans la salle, accompagné d’un vague frémissement de compassion chez les autochtones.
Mettons sur la sellette la bande de malfaisants ou du moins de suspects incriminés. On y ajoutera « sillage », dans le contexte parfumeur, qui n’est pas le copain de Cido.
– Dites donc, vous, mots et expressions voyous, c’est pas des manières d’embêter les collègues étrangers. Z’avez pas honte ?
– Hon hon, on n’a rien fait, M’dame. Juré craché, on est innocents. Vous l’avez dit vous-même, on est des mots et des expressions. On n’y peut rien, à ce qu’on fait de nous.
– Admettons. Il est vrai que vous êtes de simples outils. Il suffit de voir votre niveau d'expression quand vous êtes livrés à vous-mêmes, comme maintenant...
Pour ma part, lorsque j’ai affaire à vos homologues anglais ou espagnols, je dégaine la théorie du sens : je pige le texte et le contexte, je passe par une phase d’abstraction où ils n’ont plus la moindre existence puis, réexprimant cette idée, j’atterris dans ma propre langue, où je pioche dans le vocabulaire à ma disposition pour cueillir les plus appropriés de vos congénères. Bref, je ne passe pas directement d’un mot de langue B ou C à un mot en langue A. Sinon, je pondrais de la bouillie pour chats et on m’aurait déjà remplacée depuis longtemps par un ordinateur. (Comment ça, ça se fait déjà ?) Maintenant que je vous ai éclairés sur votre propre mode d’emploi, expliquez-moi pourquoi vous êtes tout de même une plaie pour Maria, Evaldo et Cido.
– Hem. C’est que, pas toujours mais souvent, on nous enrobe dans des sauces qui ne veulent rien dire, justement.
– Je reconnais que la diapo montrée ensuite par Maria, et que j’épargne aux lecteurs de ce blog, était un bel exemple de charabia marketo-communicationnel, avec l’un d’entre vous, le mot « filière », pour instrument principal. Assurément, traduire quelque chose qui ne veut rien dire, c’est ce qu’il y a de plus difficile dans notre boulot. J’en ai croisé aussi, des présentations PowerPoint et des discours de députés européens vides de toute substance. (Autre explication tout à fait envisageable : c’est moi qui suis bouchée. Trop profond pour moi, leur sens m'échappait.) Allez, ça passe pour cette fois, bande de mots et expressions. Circulez ! Mais que je ne vous y reprenne pas à vous pavaner sur les diapos de Maria, hein ?
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Vous connaissez vous aussi une bande de mots qui traînent dans vos textes source et vous causent de régulières sueurs froides ? N’hésitez pas, dénoncez-les ici. Je prendrai leur défense…
Parmi les spécimens présents sur la diapo, on décernera le pompon au dilemme vouvoiement/tutoiement, avec de piteuses excuses, au nom de la communauté francophone, à toute la planète traduisante (hors composante maso), pour lui offrir une aussi inépuisable source de perplexité et d’arrachage de cheveux. Ça ne résoudra pas son problème, mais moi, je serais pour qu’on inverse l’usage du « tu » et du « vous », car je trouve que ce dernier, d'une sonorité bien plus belle à mon goût, mériterait d’être réservé aux êtres les plus proches et les plus aimés.
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Lisez ci-après le commentaire de Caroline, qui a réussi à composer un joli texte avec les mots de la diapo !
00:39 Publié dans Je traduis, tu traduis..., La chronique de Vocale Hubert, Mots de travers | Commentaires (6) | Lien permanent
Commentaires
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Mots canailles : 22, vlà les traducteurs !
Ainsi peut-on résumer ce billet fédėrateur qui, sans ėtats d'âme, met savamment en perspective l'enjeu, le périmètre et les diffėrents volets du dispositif traductionnel. Non ! La traduction, ce n'est pas du bricolage. Alors qu'en est-il de cette filière pleine d'animation aux débouchés multiples ? Dans quelle démarche s'inscrit-elle ? Quels atouts sont-il dėployės et mis à profit ?
Jamais en rupture, chauffé à blanc. Le traducteur, tantôt maître d'œuvre, tantôt maître d'ouvrage, dans le cadre de son chantier et le respect des donneurs d'ordre qu'il accompagne, ne dévie pas de son axe malgrė la mousson. Soucieux de la qualité de ses prestations – à la suite desquelles il bénéficie de justes honoraires, lui assurant rentrėes et encours corrects –, il vouvoie à part entière, au cœur du texte, le vocabulaire soutenu. En 22 caractères ou presque, "il cible le rayonnement".
Écrit par : Caroline Subra-Itsutsuji | 19 décembre 2012
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Ah ah ! Brava, Caroline ! Non contente d'avoir enfanté un joli bébé pour de vrai, tu enfantes aussi un joli commentaire.
Tu as fait ce que j'ai eu la flemme de faire (je parle du commentaire, hein) ! J'espérais bien qu'une plume/souris talentueuse se dévouerait pour jouer avec ces canaillous de mots collectés par Maria.
Et ce, au risque d'apporter de l'eau au moulin des clients qui rêveraient, eux aussi, de les réunir tous dans une seule et même diapo de présentation PowerPoint, alias cauchemar de traducteur (chers clients, ne lisez pas cette dernière phrase ou du moins, ne vous en inspirez pas pour passer à l'acte :)...
Maria se fera un plaisir (?) de traduire ta prose pour en faire profiter les Brésiliens.
Écrit par : L'Autre Jour | 19 décembre 2012
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J'ai réépluché plusieurs fois la diapo, j'espère que le mot n'est pas dedans : je pensais à "interpeller", l'autre jour, qui doit être pas mal à traduire, dans le genre (mais ça doit dépendre des langues). Dans certains contextes, "mettre en oeuvre" m'a l'air potentiellement bien pénible aussi. C'est instructif d'essayer de réfléchir à ce qui peut poser problème dans sa langue maternelle pour les collègues étrangers, je trouve :-)
Et je suis désolée d'avoir loupé cette matinale, j'aurai bien aimé y assister (mais le week-end était chargé et je n'ai pas réussi à me lever).
Écrit par : les piles | 20 décembre 2012
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Oh oui, je suis sûre qu' "interpeller" fait partie de la bande de voyous. Une nouvelle diapo à "mettre en oeuvre", donc ! :)
Ce que tu dis à propos de la réflexion sur les problèmes qui surgissent dans notre langue maternelle rejoint tout à fait le discours d'Eve Bodeux, l'autre intervenante de la Matinale, qui traduit du français vers l'américain. Pour elle, l'un des moyens de garder le contact et d'approfondir sa connaissance de sa propre langue consiste à l'enseigner. J'en ai fait moi-même l'expérience. Plus rien n'est évident quand il faut répondre aux questions des élèves sur ce qui nous semble couler de source depuis toujours !
Quoi qu'on fasse comme boulot, savoir se remettre en question me paraît précieux.
Merci, les Piles ! Oui, j'ai cru comprendre que tu étais fort occupée le week-end dernier, à mijoter des couiz avec Ma voisine millionnaire... :)
http://lespilesintermediaires.blogspot.fr/2012/12/quel-conjoint-de-traducteur-etes-vous.html
http://mavoisinemillionnaire.com/vivre-avec-un-traducteur-quel-conjoint-de-traducteur-etes-vous/
Écrit par : L'Autre Jour | 20 décembre 2012
>> Plus rien n'est évident quand il faut répondre aux questions des élèves sur ce
>> qui nous semble couler de source depuis toujours
Suivre une formation à l'enseignement du FLE fait partie de mes grands projets depuis longtemps... Pas pour l'enseigner moi-même, je n'ai pas la fibre enseignante, mais pour mieux comprendre et savoir expliquer certaines choses quand je parle avec des gens dont la langue maternelle n'est pas le français. Quand je dépannais les copains étudiants en deug de français en Angleterre, j'avais beaucoup de mal à dire autre chose que "ben c'est comme ça, voilà, c'est tout"...
Je ne savais pas que tu avais enseigné dans ce cadre, tiens. ;-)
>> Oui, j'ai cru comprendre que tu étais fort occupée le week-end dernier
Même pas, c'était le week-end d'avant... Là, c'était un week-end ATAAien, ça faisait longtemps, re-tiens. :-)
Écrit par : les piles | 20 décembre 2012
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Je n'ai pas fait FLE, alors je ne peux pas trop te renseigner sur le cursus, mais certains autres collègues pourraient te raconter leur expérience. Moi non plus, je n'ai guère la fibre pédagogue et ne supporte d'enseigner qu'à des personnes motivées et en groupes de taille réduite (ça, oui, c'est passionnant car on apprend soi-même autant qu'on apprend aux autres - c'est un poncif, mais c'est vrai). Pour faire prof dans des conditions habituelles, par contre, mes critères sont un peu incompatibles ;)
J'ai juste passé un an en Espagne en tant qu'assistante de français comme beaucoup d'étudiants de langues avant Erasmus. Et j'y ai aussi remplacé une prof dans une école de langues pendant quelques mois. Plus tard, j'ai poursuivi en tant que bénévole au sein d'une association en France pendant plusieurs années.
Tout ce que j'ai donc pu comprendre sur notre belle langue au contact d'élèves de très diverses origines, c'est qu'elle est pleine de bizarreries, plutôt que comprendre l'explication même de ces bizarreries et savoir la communiquer :) Mais ça fait pas de mal quand même !
Et dans le cas du bénévolat, on est là pour que les gens sachent aligner trois mots et piger ce qu'on leur dit, alors on laisse l'analyse grammaticale un peu de côté ! Ils sont en plein dans l'immersion linguistique, eux... Tu pourrais peut-être faire un essai de ce côté-là, ça permet déjà d'acquérir une tournure d'esprit propre à anticiper les interrogations de tes interlocuteurs, dans le boulot. Ce serait déjà ça.
Écrit par : L'Autre Jour | 20 décembre 2012
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