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10 septembre 2012

Je traduis, tu traduis, ils traduisent ? (11) Lamantin, dugong !

...Euh, non : Dugong, lamantin !

Traduire, c’est un travail d’équipe. Ça vous épate, hein ? Peut-être que pour vous, un traducteur, c’est un individu un-tas-de-trucs-phobe, qui passe sa vie seul devant son ordi, coupé du monde et du contact humain. Pourtant, son boulot implique l’intervention de toute une série d’intervenants, dont on ne saurait se passer. Ils sont là pour rendre son travail aussi réussi que possible, l’améliorer, le peaufiner, le rendre plus lisible ou simplement audible – selon le support sur lequel il sera diffusé – bref, lui apporter une valeur ajoutée.

Un bel exemple : récemment, l’éditeur pour qui je viens de boucler un livre m’appelle. L’imprimeur vient de s’apercevoir non pas d’une coquille, d’une erreur de typo, mais bien d’une faute de sens, commise par votre servante. M’emmêlant les pinceaux entre les monochrones et les polychrones, j’ai interverti l’un avec l’autre dans l’une de leurs occurrences (pour savoir la différence entre les deux, faudra que vous lisiez le bouquin). Ni moi, malgré mes 5 relectures minimum, ni l’éditeur, ni la correctrice, ni toutes les personnes qui ont vérifié et mis en page le livre ne nous en étions aperçus. On pourrait croire qu’un imprimeur se contente d’imprimer. Eh bien non, celui-là a lu le livre avec intérêt et attention, au point de repérer cette inversion. Bravo, monsieur ou madame.

Le travail d’équipe existe aussi en traduction audiovisuelle. Exemple (vous jugerez s’il est aussi joli que le précédent, avec d’autant plus d’objectivité qu’à partir de maintenant, je vous fais endosser la panoplie du traducteur, genre survêt très usagé et tasse de café refroidi) : votre cliente la plus habituelle vous informe qu’elle a un documentaire à vous confier. La cliente habituelle travaille chez un labo, qui enregistrera votre traduction en vue de diffusion sur une chaîne de télé. D’où, dès le départ, l’existence d’au moins trois intervenants sur le projet : elle, vous, et quelqu'un chez le client final. Connaissant votre férocité, vVotre cliente vous prévient à brûle-pourpoint que la chaîne (appelons-la « France 12 ») a remonté le film, qu’elle compte le re-bricoler et que quelqu’un, toujours chez France 12, a déjà traduit des bouts de scripts (4e intervenant). Comme vous êtes à peine tombé du lit et pas encore au summum de votre énergie (situé plus tard dans la matinée, c'est-à-dire vers 17 heures, avant le gros creux affamé de 18 heures qui met fin à ce pic d’efficacité fulgurante) dans un de vos nombreux bons jours, vous vous contentez de pousser un grognement de résignation, dans lequel la cliente, sans demander son reste, entend un assentiment enthousiaste.

Passons sur l’alchimie de la traduction. À l’étape suivante, votre travail va être relu et corrigé, puis sera interprété par des comédiens sous la houlette de la cliente, revêtue pour l’occasion des atours de directrice artistique. À ce stade-là, je ne compte plus le nombre d’intervenants, mais vous comprendrez que ça commence à faire une déjà grosse Équipe. Bondissons à l’aboutissement du processus, la diffusion du documentaire à la télé. Curieux de voir le résultat de cette belle ouvrage collective, vous enregistrez l’émission, pour une fois sans vous planter de chaîne ou d’horaire.

Cet exploit vous permet d’aller droit au but : scruter le générique pour vérifier que, contrairement à une tendance fréquente, on n’a pas oublié votre nom ou – variante –, qu’on n’a pas copié-collé celui d’un collègue à sa place. Ouf, il est bien là, assorti du mot « Traduction ». Outre celui de la directrice artistique, de la monteuse et de l’ingénieur du son (cela fait encore 2 autres intervenants, la D.A. ayant déjà été citée plus haut dans ce billet, si vous avez bien suivi), vous remarquez deux autres noms. L’un, masculin, précédé de « Commentaire lu et écrit par » et l’autre, féminin, avec la mention « Adaptation ». Là, vous craignez le pire. En effet, rôdé comme vous l’êtes, vous vous attendez, à chaque diffusion d'une de vos traductions, aux fantaisies les plus recherchées de la part de cette belle Équipe chargée d’améliorer votre travail, comme nous le disions en début de cet article à rallonge, il y a environ 3 heures 30.

Effectivement, le commentaire est lu par une voix masculine. Son élocution vous fait douter qu’il s’agisse d’un comédien. Et son écriture ? Vous reconnaissez certes votre texte, l’ordre n’en a pas été modifié (le travail de la monteuse a donc précédé le vôtre, par chance) et bien des phrases sont intactes ou presque. Mais on a voulu rendre le documentaire plus distrayant. Peut-être pour qu'il soit accessible à des pré-ados ?

Exemples d’ajouts du plus haut comique : « Le poisson n’a pas intérêt à bouger d’une oreille, ou plutôt d’une nageoire. ». Ou bien : « Sans prendre le temps de mettre sa serviette de table, le requin… » Et en parlant des polypes (l’espèce animale qui fabrique le corail), il est fait allusion à leurs « petits bras musclés ». Et tout est à l’avenant, le plus souvent dans un pseudo-argot d’avant-guerre. Avec leur sens de l’humour débridé, les très-très-pré-ados doivent être MDR. Quant au documentariste, s’il parle français, mieux vaut qu’il ne tombe pas sur cette interprétation libre de son œuvre et de son droit d’auteur.

Cette transformation est curieuse, car contraire aux instructions que l’on vous donne d’habitude : éviter la familiarité et garder un style accessible, mais dans un registre neutre et non pas infantile. Vous, vous vous contentez d’insérer des galéjades en note, juste pour faire rigoler le reste de l’Équipe, mais surtout pas pour que ça passe à l’écran. En bas de page de ce script, vous aviez ainsi précisé, à propos d’un requin : « Non, je ne traduirai pas give up par “baisse les bras” ». Mais c’était juste pour faire rigoler l’Équipe, hein.

Le contenu scientifique du script, pourtant pas spécialement pointu mais semble-t-il incompatible avec ce charmant humour potache, a été, comment dire… effacé. Par exemple, vous aviez pris soin de préciser que le « grand requin-marteau » était une espèce de requin-marteau et qu’il convenait de conserver l’adjectif. Celui-ci a pourtant disparu.

Et puis, on a voulu simplifier le langage, les pré-ados ne disposant que d’une centaine de mots de vocabulaire, comme chacun sait. Le dimanche après-midi, c’est bien eux qui regardent la télé et qui s’empiffrent de documentaires sur les Grandeurs de la Nature, non ? À moins que le public ciblé soit celui des personnes âgées, présumées dépourvues d’instruction, ramollies du bulbe et s’amusant d’un rien ?

Exemples : « émergé » a été « traduit » par « hors de l’eau », « mucus » par « sorte de matière visqueuse » et « gobé tout vif » par « gobé tout cru » (ben oui, dans les profondeurs, on ne bouffe pas que des sushis, faut pas croire, d’où l’obligation de distinguer le cru du cuit).

Parfois, on a cependant fait montre d’un louable souci de précision. On a alors remplacé « animaux » par « poissons ». Peu importe qu’à l’image suivante apparaisse une tortue. Autre exemple : plutôt que d’évoquer vaguement « l’appétit des requins », comme dans votre plate traduction, on a levé tout doute quant aux tendances végétariennes qui risqueraient de faire passer les squales pour des fillettes (ils ont certes une réputation à tenir), en spécifiant : « l’appétit carnivore des requins ».

Et la personne qui signe l’« adaptation » dans tout ça ? Oui, la dame qui figure elle aussi au générique, et dont vous vous demandez combien elle et le gus écriteur-lecteur du commentaire ont bien pu gagner, par rapport à vos modestes et forfaitaires émoluments ? S'agit-il de cette personne qui avait « déjà traduit des bouts » du script qu’on vous avait confié ? Dans ces bouts, que vous aviez mis plus de temps à rectifier que vous n'en auriez passé à les traduire vous-même, une étendue d’eau s’étendait, l’Antarctique s’écrivait Antarctic (ben quoi, on s’en fout, le texte est dit par un comédien un commentateur, et non pas destiné à être lu), on traduisait monitor lizard par « lézard Monitor », histoire de ne pas se fouler à se documenter sur le varan...
Et on vous parlait de lamantins, sans s’être donné la peine de chercher un peu, pour s’apercevoir que dans le Pacifique, où était tourné le docu, on ne trouve qu’une espèce proche : le dugong.

 

Si le téléspectateur, beaucoup moins ramolli du bulbe que seuls le croient les responsables de chaînes de télé, s’intéresse d’assez près au sujet pour relever ces erreurs, à qui croyez-vous qu’il va les imputer ? Au commentateur-écriteur, à l’adaptatrice ou au traducteur ?

 

Merci, le Service public.

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Vous vous intéressez au monde sous-marin ? Vous aimez (vraiment) l’audiovisuel ? Découvrez un petit bijou de créativité désopilante, dont j’espère qu’il sera présenté en de nombreux endroits et peut-être même à la télé (?) :
La Sole, entre l’eau et le sable
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Bien que tourné – en images réelles et en animation – dans le salon de la probable grand-mère de la jeune réalisatrice, Angèle Chiodo, il vous en apprend plus en un quart d’heure qu’un 52 minutes du dimanche après-midi, car il est tout ce qu’il y a de plus scientifiquement documenté. Et aucune confusion n'y plane sur le requin-marteau – brillamment interprété par la grand-mère, après farfouille dans sa caisse à outils.

Vous en apercevrez quelques extraits, . Brava, Angèle ! J'espère que votre film figure parmi les lauréats du festival de courts-métrages Silhouette, dont je me suis bien gardée de faire la réclame ici, car il attire déjà assez les foules et que j'aime à m'étaler à mon aise sur la pelouse des Buttes-Chaumont.

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Un peu plus tard, une fois le palmarès de Silhouette publié :

La Sole, entre l'eau et le sable a obtenu le Prix spécial du Jury ainsi que le Prix du Jeune public.