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18 décembre 2014

Elle voit des traducteurs partout (7) - Dicos ou pinceaux.

Cette rubrique s'emploie à répertorier les traducteurs ou leurs cousins interprètes que je rencontre au hasard – qui va croire une chose pareille ? – de mes lectures. Le même hasard est d'autant moins crédible que j'en croise assez souvent, pourtant sans les chercher.

De précédents billets l'ont démontré : dans les romans, le traducteur exerce rarement par vocation. Souvent, il est traducteur de hasard (encore lui !) ou se lance dans cette activité faute de mieux, pour se sauver des marécages de la misère.

Cette fois, c'est encore le cas où presque, puisque le narrateur se trouve devant un choix cruel : priver son enfant de leçons de violon ou ne pas pouvoir payer sa cuisinière. Redescendez de vos ergots : la dérision n'est jamais bien loin dans ce livre.

« Louise [...] vint nous trouver en pleurant, disant qu'elle se priverait de manger plutôt que de peiner Albert. Il n'y avait qu'à accepter, pour ne pas froisser cette brave fille ; mais je pris la résolution de me relever deux heures chaque nuit, lorsque ma femme me croit endormi, et de ramasser, à l'aide de quelques traductions d'articles anglais que je sais où placer, l'argent dont nous privions la bonne Louise. » (page 37)

Ici, la traduction-beurre, ou traduction-épinard selon la gravité de la situation, se console car on la place à même enseigne qu'une activité artistique, ce qui est tout de même flatteur pour un vulgaire gagne-pain. À la page suivante, tandis que le narrateur trime sur ses articles quand toute la maisonnée dort, qui voit-il arriver ? Sa femme :

« Ursule ! — Elle avait eu la même idée : pour payer Louise, elle préparait de petits écrans, qu'elle sait où placer ; vous savez qu'elle possède un certain talent pour l'aquarelle... des choses charmantes, mon ami... Nous étions tous deux très émus ; nous nous sommes embrassés en pleurant. »

Et les voilà partis à traduire et à aquareller de conserve, au lieu de se coucher pour se relever ensuite en douce chacun de son côté.

 

Je pourrais recopier aussi pour vous la page 70, où le narrateur, se perdant en écritures oiseuses, élucubre avec un ami sur la traduction de Numero Deus impare gaudet, supposée être « Le numéro deux se réjouit d'être impair ».

Je préfère vous livrer ce joli passage, page 106, sans rapport avec les traducteurs autres que spécialistes du renvoi à plus tard. Le hasard se demande décidément ce qu'il vient faire dans cette rubrique : 

« — L'agenda a du bon, pensai-je, car si je n'eusse pas marqué pour ce matin ce que j'eusse dû faire, j'aurais pu l'oublier, et je n'aurais pu me réjouir de ne l'avoir point fait. C'est toujours là le charme qu'a pour moi ce que j'appelai si joliment l'imprévu négatif [...]. »

C'est dans Paludes, d'André Gide (Gallimard, 1920, exemplaire de la collection Folio sauvé d'une poubelle de hasard).